Confinement, continuité, consternation et certitude

Journal de confinement… non, je blague, rassurez-vous. Juste quelques réflexions inspirées par la situation.

Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas publié grand-chose depuis le début de l’année. Ce n’est pas que je n’ai rien à vous dire, bien au contraire ; c’est juste que, cette année, j’enseigne dans trois établissements différents (dont deux séparés par une heure de route, trajet à faire deux fois dans la semaine) et je cumule un nombre beaucoup trop élevé d’heures supplémentaires. Outre le fait que mes enfants n’ont pas disparu par magie, pas plus que le handicap de mon aîné. Bref, je n’ai pas une minute de libre.

Non, je ne vais pas publier davantage pendant le confinement (même si ce billet semble prouver le contraire). Je n’ai pas plus de temps qu’avant, même si je n’ai plus aucun trajet à faire. D’ailleurs, là, pour être honnête, je profite seulement du fait que je n’arrive pas à me rendormir après le cauchemar de la petite dernière pour vous écrire un coup. Cette semaine, j’ai été simultanément mère de famille, maîtresse de CM2, CE2 et PS, prof de français de 4e et 3e angoissés, prof de LCA de 5e, 4e et 3e, collègue de 3 équipes pédagogiques (environ 80 profs) plus ou moins perdues, agent de 3 établissements plus ou moins informés, psychologue, ergothérapeute, psychomotricienne et moi-même. Cette semaine, j’ai vécu un avant-goût de l’apocalypse.

Je n’avais pas imaginé ça comme ça.

Ma « continuité pédagogique »

« Continuité » vient du latin contineo, qui signifie à fois « tenir enfermé, retenir quelque part » et « garder les choses reliées entre elles, maintenir ensemble par un lien ». Un bon verbe, somme toute ; mais difficile à mettre en oeuvre. D’ailleurs, si vous avez besoin d’aide, je vous signale que l’association Arrête ton char  compile toutes les ressources à notre disposition dans cet article.

Défis vs. brevets

Dans mon premier établissement, près de la moitié des élèves ne possède pas d’ordinateur. S’ils ont tous accès à un téléphone portable, celui-ci ne permet pas forcément de naviguer sur Internet. Les élèves ont quand même l’habitude d’utiliser l’ENT, mais en classe ; presque personne ne consulte Pronote, logiciel très peu utile – y compris pour les profs. Dans ces conditions, nous privilégions tous le plan de travail sur manuel. Oui mais, en LCA, les élèves n’en n’ont pas… Hors de question, pour moi, d’envoyer des documents à imprimer ; impensable de concevoir des exercices en ligne qu’à peine 3 élèves pourront faire ; quant à envisager une classe virtuelle, laissez-moi rire !

Ne pas faire de latin quelques semaines ne les tuera pas : après tout, c’est ce qui se produit quand un professeur de Lettres Classiques part en congé maternité/paternité ou maladie un peu long et n’est pas remplacé. Mais tout de même, ça m’ennuyait de rester silencieuse. Alors je leur envoie, une fois par semaine, un petit défi. Cette semaine, c’était « mettre une toge » ; la semaine prochaine, ce sera une recette de cuisine antique ; la semaine suivante, la fabrication d’un jeu romain ; et ainsi de suite, j’ai encore des idées. Sur l’ENT, j’ai ouvert un « mur collaboratif » où ils peuvent poster des photos, s’ils le souhaitent, le peuvent.

Plusieurs m’ont écrit. Et là où c’est drôle, c’est qu’en substance, ils m’écrivent tous la même chose : « Madame, le défi toge, je ne peux pas le faire, parce que je n’ai pas de drap. Par contre, je suis en train de préparer mon brevet de…, c’est possible ? Vous pouvez me corriger ? »

Pour ceux qui, lisant ces lignes, ne comprennent par ce qu’est cette histoire de brevet, je vous renvoie à ce précédent billet.

Mes petits antiquisants inventent donc leurs plans de travail tout seuls. Bêtement, je ne l’avais pas vu venir, alors que c’est quand même moi qui les saoule toute l’année avec les chefs-d’œuvre. Je suis irrécupérable, je crois. Quoiqu’il en soit, cela me prouve que face à une situation exceptionnelle, la « continuité » prime sur « l’innovation ». Et que je dois continuer à développer les outils qui permettront à mes élèves de se passer de moi, comme je l’ai déjà évoqué dans ce billet sur le plan de travail.

Texte vs. lecture libre

Quand j’aurais du temps, c’est-à-dire cet été, je vous expliquerai comment pratiquer le texte libre avec vos élèves en LCA et quels en sont les bénéfices. Dans mon troisième établissement, où je n’enseigne que le latin à des 3e, cette institution de la pédagogie Freinet a pris avec tellement de force que j’ai droit aux plus âpres négociations à chaque fois qu’il est question de faire autre chose qu’écrire du latin.

La classe a trois heures de latin par semaine, mais je peux être présente qu’à deux ; pour la troisième, j’ai cours ailleurs au même moment. Ne cherchez pas la faute, ce sont des circonstances tout à fait exceptionnelles qui ont entraîné cette situation. Si vous tenez à porter le blâme, faites-le contre la vie et le manque de profs de Lettres Classiques.

Pas question, pour moi, de faire comme si cette heure n’existait pas. Et puisque nos deux heures hebdomadaires sont consacrées au texte libre et à l’étude de la langue qui en découle, il me semblait logique que cette plage de travail solitaire soit dédiée à la lecture. Bien sûr, les élèves ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont émis les plus vives protestations : travailler sans prof, et puis quoi encore ? Pour traduire du texte, en plus ? Mais le latin, on n’y comprend rien ! Non, non et non !

Il y a eu des résistances, des refus. Il y en a encore… mais plus beaucoup. Le secret ? Le secret est dans le texte : c’est un récit facile à lire, qui utilise et réutilise du vocabulaire connu et revu, avec une progression grammaticale lente, qui raconte une histoire suivie et dont le personnage principal a l’âge de mes élèves. Et comme ils comprennent ce texte qui reste toujours à leur portée, ils continuent à traduire et lisent la suite de plus en plus volontiers. Où ai-je donc trouvé cette merveille ? C’est simple : je l’ai écrit moi-même.

Quand j’aurais du temps, c’est-à-dire cet été (bis repetita), je vous expliquerai comment j’en suis venue à écrire des romans ados en latin, comment je m’en sers et quels sont les bénéfices. Je mettrai même mes textes en libre accès sur le blog. En attendant, vous pouvez vous procurer en ligne des ouvrages anglo-saxons pour voir ce que ça donne : vous trouverez une liste très complète de titres ici. En grec ancien, je n’en connais qu’un, mais je l’adore : A Greek boy at home.

Et puis vous pouvez écrire. Pour vos élèves. Vous êtes les seuls à savoir où ils en sont vraiment, ce qu’ils sont capables de comprendre – ou pas. Les seuls à savoir où vous voulez qu’ils aillent. Oui, écrire du latin, du grec, je sais, ça pose problème à beaucoup de professeurs de langues anciennes. Pourquoi ? On ne vous demande pas d’être Cicéron, ni un orateur attique… juste de produire des phrases simples, compréhensibles pour un élève débutant. Vous savez faire !

Vendredi 13 mars, avant la fermeture des établissements, en dernière heure, j’avais donc cours avec cette classe. Je leur ai dit : « Bon, le confinement, ça ne va pas vous changer, hein ? Le travail sans moi, vous avez l’habitude… » Ils ont répondu : « C’est clair ! » Personne n’a protesté sur le fait qu’ils allaient seulement traduire, et ne plus écrire pour un temps indéterminé.

Mais quand même, on a fait un dernier texte libre. Ils sont aussi irrécupérables que moi, j’en ai peur.

Consternation

Depuis, donc, j’ai vécu l’apocalypse-ou-presque à la maison. Nécessité d’occuper mes enfants de façon structurée, mon autiste préféré au bord de la rupture, fin des stocks de nourriture et supermarché dévalisé, presque deux cents messages par jour sur 10 plateformes numériques différentes, parents à bout de nerfs, tous mes bulletins en retard, inquiétude pour mes proches, inquiétude de mes proches. Mes enfants le jour, mes élèves la nuit, les infos le soir, Twitter et WhatsApp à midi : mode survie.

Consternation totale, face à la bêtise humaine qui semble, tout à coup, m’inonder de toutes parts, dans la sphère privée, dans la sphère professionnelle, dans la sphère publique.

Et une certitude : l’Education nationale est un univers encore plus inégalitaire que je ne l’avais imaginé ; et pourtant, avec ce que je vois au quotidien dans trois établissements du même département, avec ce que je sais comme enfant-de-banlieue-fille-d’immigré-en-région-parisienne devenue prof en Picardie, je vous assure que j’en avais (ou croyais en avoir) une idée assez nette.

Prenez soin de vous et des vôtres.

(et éternuez dans votre coude)

(et lavez-vous les mains)

(et autant que possible, restez chez vous !)

 

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire